Introduction
Avec le confinement, bon nombre d’événements publics ont du annuler ou reporter leurs activités. Plutôt que de priver la population de ces événements en tout genre au moment précis où notre liberté s’est trouvée diminuée, certaines de ces manifestations ont fait le choix de proposer des versions « online » à leur public. Festivals de musique, de théâtre, de cinéma, mais également des conférences, des salons et même des matchs sportifs ont joué la carte virtuelle, offrant ainsi une véritable alternative à une situation imposée à tous.
En seulement quelques mois, la majeure partie des événements et des formations que nous avions l’habitude de vivre de façon physique, c’est ainsi retrouvée convertis en projets virtuels. Confronté moi-même à cette demande, j’ai tout d’abord suivi l’enthousiasme général, sans par ailleurs me poser trop de question. Après tout, les projets auxquels je contribue habituellement, ont pour moi du sens et leur promotion me semble importante.
Avec cette nouvelle tendance, une conférence se trouve ainsi être convertie en une réunion Zoom, un festival d’écologie se voit transformé en « MOOC » (pour Massive Open Online Courses), et un atelier de transmission de savoirs-gestes est délivré grâce à une vidéo didactique online. Retranchés chez nous par les effets de « la crise », nombre d’entre nous avons découvert le plein potentiel des instruments de communication qui désormais habitent notre quotidien de civilisés. Potentiel qui s’est révélé être, pour le coup, une véritable opportunité !
Personnellement impliqué dans plusieurs projets impactés par le confinement dans leur mode habituel de diffusion, j’ai donc essayé de m’adapter à ces nouveaux moyens de communication. Pourtant, après plusieurs tentatives infructueuse de délivrer mon travail avec ces nouvelles modalité, j’ai du me rendre à l’évidence : mon enthousiasme habituel n’était pas au rendez-vous. Ces sujets, qui en temps normal me remplissent de vitalité, m’ont soudain parus dévoyés d’une partie de leur sens et je me suis retrouvé, malgré ma volonté, incapable d’opérer cette conversion numérique !
J’ai essayé de combattre ce manque d’entrain, sans réel succès. Et puis, un matin en me levant, la raison de ce blocage m’est soudain apparue.
Hôte d’un processus
Comme nombre d’autres personnes en ces temps de « crise », je me suis retrouvé face à cet étrange paradoxe de devoir passer l’essentiel de mon temps chez moi à une période de l’année où je passe normalement le plus clair de mon temps à l’extérieur.
Depuis le début du confinement à la mi-mars, les phases par lesquelles je suis passé sont celles que notre société s’est vue traversée ces derniers mois : indifférence, curiosité, peur, sidération, résignation, puis révolte pour certains... Des livres entiers pourraient être -et seront sans doute !- écrits au sujet de ce qui nous a habité au moment de rencontrer les effets du virus Sars-coV 2, cependant, ce n’est pas le propos de cet article. La raison pour laquelle je mentionne ces phases, c’est qu’il me tient à cœur d’expliquer mon propre cheminement aux travers de ces différents états afin de clarifier la raison même de ce texte, qui parle essentiellement de notre perte du lien face aux nouvelles technologies.
Bien que je sois moi-même passé par bon nombre de ces phases, j’ai pourtant totalement évité les premières ! En effet, au moment des premières mesures prisent en Italie et en France, courant mars, je me trouvais sur ma concession de trappe, au nord-ouest du Canada, à plusieurs centaines de kilomètres de toute activité humaine et coupé des médias habituels.
À ma sortie des bois mi-mars, je n’ai pourtant pris la mesure de ce qui était en train de se passer que très progressivement. C’est que le Yukon est un territoire reculé du Canada et naturellement isolé par sa géographie et sa très faible population ! Ici, les habitants ont pu dans un premier temps observer l’arrivée du virus sans être directement impactés.
Enfin informé de l’actualité mondiale, je serais volontiers resté dans mon coin d’Arctique à
regarder le monde s’affoler, seulement... ma femme et nos deux filles étaient justement en France à ce moment là ! La sidération a duré quelques jours, puis, à l’annonce de la fermeture progressive des aéroports internationaux, je n’ai eu d’autre choix que de courir pour espérer attraper un des rares avions volant encore du Canada à la Suisse, mon pays d’origine, et espérer ensuite pouvoir passer la frontière française.
Après 3 jours de voyage et plusieurs vols annulés le long du chemin, j’ai enfin pu rejoindre ma famille, dans la Drôme. En 10 jours, j’étais ainsi passé d’un «confinement » volontaire dans les immensités de ma concession yukonnaise, à un confinement imposé, en pleine ville. Encore en pleine phase de sidération, j’ai eu l’agréable surprise (et ce n’est pas ironique !) de développer les symptômes de la maladie covid-19 qui m’ont alors cloués au lit pour les deux semaines suivantes.
Au sortir de la maladie début avril, assigné à résidence comme le reste du monde, je me suis senti progressivement passer de la sidération à l’état de résignation. Les ondes, les gens, les articles et vidéos sur le net ne semblaient parler que de ça : il fallait se résigner au confinement pour le bien-être des autres ; pour notre survie à tous.
Résigné, donc. Au confinement, mais aussi à essayer de sauver ce qui peut l’être. La société s’organise, autrement, avec les moyens qu’elle a à disposition. Télétravail, téléconférence, téléconsultation, télépathie (ah non, ça c’est autre chose). Internet et ses avatars sont devenus la solution miracle pour maintenir la majeure partie de nos interactions sociales et professionnelles actives. Toujours dans une phase de résignation, je n’ai tout d’abord pas opposé de résistance. Après tout, ces solutions palliatives me permettent comme tout à chacun de faire vivre mes activités a minima et de maintenir un semblant de lien là ou physiquement nous sommes isolés. Une vidéo- conférence par-ci, un apéro virtuel par là, et me voici, moi trappeur, enfin converti au XXIème siècle !
La crise du coronavirus aura réussi, en seulement 2 mois, là où 20 années de pressions sociale et technocratique ont échoué...
Mais ça, c’était avant que ne rentre dans ma vie la phase de révolte ! Révolte face à l’impression d’avoir été manipulé par des forces qui me dépassent et que je peine à observer par les sens...sens qui, justement, sont mis à mal par la tendance à la virtualisation du quotidien d’un côté et la privation d’une appréhension physique du monde de l’autre!
Maintenant traversé par ce sentiment, j’observe mes comportements passés et présents d’un autre regard. Ce regard, c’est celui de la désillusion, qui m’oblige à revoir ma posture face aux choix de la société. À commencer par la complaisance à ne pas (trop) remettre en question le recours massif aux nouvelles technologies sous prétexte qu’elles nous permettent de soutenir une organisation sociale en besoin de distanciation interpersonnelle tout en limitant notre impact sur l’environnement.
Comme une trainée de poudre de perlimpinpin
Je laisserais ici la tentative de comprendre et d’analyser la pandémie en cours, puisque, après tout, personne n’est en mesure d’observer ce phénomène avec du recule à l’heure qu’il est. En revanche, rien ne nous empêche d’observer les conséquences sociales directes et indirectes des décisions prisent par nos gouvernements -et largement acceptées par la société- dans la lutte contre la propagation de ce virus. Parmi elles, il y a notamment ce sentiment croissant que le confinement, en plus d’avoir sauvé des vies, aurait permis un ralentissement de notre civilisation dans sa course à la consommation, et donc, dans ses impactes environnementaux.
Un ciel particulièrement propre, dépourvu des traces habituelles du trafic aérien, font naître des élans optimistes de la part de mes voisins, qui se réjouissent de cette accalmie « dont la terre, à bout de souffle, avait grand besoin ».
C’est mignon. J’aimerais moi aussi y croire. Seulement, je n’arrive pas à ignorer que
l’acheminement des marchandises n’a que peu ralenti depuis la crise. Or, le déplacement des marchandises, qui passe principalement par le fret naval, pollue à lui seul plus que l’ensemble du trafic aérien et terrestre. Chaque jour -coronavirus ou pas- ce sont plus de 5000 porte-conteneurs qui jalonnent les océans afin que nos denrées et objets du quotidien puissent nous être délivré en temps et en heure. Je regarde autour de moi : la plupart des objets qui composent l’intérieur de mon logement viennent d’autres pays. Ils sont donc passés par le fret naval. Parce que mes enfants finissent par s’ennuyer, nous leur avons acheté quelques nouveaux jeux de société. Par chance, il y a un magasin de jeux à deux pas de chez moi. Ce magasin, soucieux des enjeux environnementaux et du marché local,
vend des jeux « made in France », Super ! Pour l’exercice, je viens de prendre la boîte du dernier jeu acheté, conçu en France donc, et fait en bois, et je m’aperçois avec un peu de désarrois j’avoue, qu’il est fabriqué en Chine !
Si j’étais pessimiste, je dirais, à ce degré de développement de ce texte, que voici une croyance -la crise permet un ralentissement du trafic humain et diminue nos émissions à effet de serre- qui va forcément servir la cause du « green washing » post-déconfinement : au lieu de prendre l’avion, achetez-vous une voiture électrique et sauvez le monde ! Seulement, je suis plutôt fataliste... et le green washing, lui, n’est malheureusement que la pointe de l’iceberg.
L’emprise des technologies de l’information et de la communication
Les mesures prises face à l’arrivée de la pandémie, puis la peur générée par la façon dont les médias se sont naturellement emparés du sujet, ont eut pour conséquence de précipiter la majorité des gens vers un usage accru des technologies d’information et de communication. Depuis le début du confinement, l’usage global de la bande passante s’est ainsi vu augmenté de 30%. Or, l’usage moyen d’internet avant le confinement était déjà de -tenez-vous bien !- 6h39 par jour et par usager !
Forcés à résidence, bon nombre d’entre nous n’ont eut d’autre fenêtre sur le monde que celle proposé par les interfaces numériques. Liens sociaux, familiaux, professionnels : la connexion numérique et ses extensions sont venus naturellement substitués nos interactions habituelles, et comme notre société est « en état de Guerre » -nous répète le gouvernement- le temps n’est pas à la prise de recule qui certainement permettrait à notre société d’observer tout cela d’un œil plus critique et de faire preuve de discernement.
Au lieu de cela, les possibilités qui s’offrent à nous via l’informatique nous semblent soudain être de magnifiques opportunités de maintenir nos activités et nos liens tout en limitant l’impact environnemental de nos activités ! Des millions de personnes se sont misent à travailler, étudier, enseigner, transmettre, par le biais d’internet, des Smartphones et des applications qui permettent cette nouvelle organisation de la communication. En surface, les bienfaits du nouveau monde connecté semblent infinis : instruction pour tous, accès illimité à la connaissance, possibilité d’organisation accrue, partage de tout sur tout... Ces possibilités informatiques agissent comme une bouffée d’air dans un quotidien confiné qui sent le renfermé, et agissent pour beaucoup d’entre nous comme une lueur d’espoir face à un futur incertain. Et puis, comme nous ne nous déplaçons plus, nous polluons moins, ce qui ne fait qu’ajouter au capital sympathie de notre réorganisation sociale numérique ! Ce n’est malheureusement pas si simple.
Habitué des forêts boréales immenses et de territoires où les humains sont discrets, j’ai peut-être une propension plus importante que la moyenne à me sentir prisonnier lorsque je suis entre quatre murs ? Toujours est-il que j’ai fini par réaliser que je m’étais moi-même laissé prendre à ce jeu sans prendre le temps de me poser cette question : en acceptant de glisser vers un usage accru des outils numérique, je me mets au service de quoi ?
Déconfiner notre imaginaire
Depuis le début du confinement, le commerce online a explosé, les téléconsultations et la
« continuité pédagogique » aussi. Il en va de même pour les loisirs : sports, théâtre, festival,
conférence, shows, littéralement tout ce qui peut être filmé s’est vu octroyer sa place sur le web. Ainsi, la diversité des activités quotidiennes s’est vue remplacée par des substituts online qui passent tous par l’écran. Une seule activité qui les contient toutes.
Il me semble qu’on aurait pu s’attendre à de la résistance, mais force est de constater que pour une fois, tout le monde semble d’accord : les gouvernements et les GAFAM encouragent le monde à cette conversion numérique de nos vies, et, de façon surprenante, personne ne semble s’y opposer ! Les opposants à la mondialisation, les groupes pour le climats, les écologistes et même les plus fervents défenseurs d’un changement profond de notre civilisation sont étonnamment silencieux à cet égare.
Tout le monde semble joyeusement ignorer le fait que le monde numérique est précisément au cœur de cette mondialisation et que la rencontre de l’intelligence artificiel, du « Big Data », ainsi que des nouvelles capacités de connexion, nourrit des ambitions communes aux méga-entreprises et aux états en place. Dans ce climat de crise sanitaire, la réorganisation sociale grâce à internet est un véritable laboratoire qui permet à des états comme la France de faire un grand bon en avant vers la numérisation de la société. L’élan numérique que nous vivons accélère la suppression des postes au profit d’applications, ainsi que de tous les services publics pour des portails « online ». Le déploiement des activités humaines grâce aux hyper-technologies ne fait donc qu’accentuer les problèmes d’écologies et la précarité et les inégalités sociales, alors pourquoi ce silence ?
Les manifestations pour le climat ont martelé qu’il fallait réduire nos émissions de Co2 en pointant du doigt le transport et l’industrie, mais qui a pris le temps de parler de l’énergie nécessaire pour faire tourner les serveurs qui fournissent internet ? Selon Gerard Fettweis, chercheur spécialisé dans la consommation énergétique des télécommunications, la consommation actuel d’internet sur terre représente la production électrique de plus de 100 centrales nucléaire. Si internet était un pays, il serait le troisième plus gros consommateur en électricité au monde, juste derrière les USA et la Chine. En 2017, il fallait à l’Angleterre seule, la production électrique de 2 centrales nucléaire juste pour alimenter son réseau internet !
Face à ces constats, face au passage en force du capitalisme industriel vers un capitalisme
numérique, face aux velléités de certains gouvernements -dont la France- d’utiliser ces nouvelles technologies dans des buts de surveillance et de contrôle de la population, il m’est apparu important de me reposer cette question : « lorsque je décide de poster une vidéo sur le net pour remplacer un cours ou une conférence, ne suis-je pas en train d’alimenter un système économique et politique radicalement anti-social et anti-nature ? » La réponse me paraît, aujourd’hui plus que jamais limpide :« oui ! »
« Medium is the message » me susurre à l’oreille Marshall McLuhan, théoricien de la
communication et spécialiste des médias jusque dans les années 80. Aujourd’hui plus que jamais son message semble juste. Il nous faut ouvrir les yeux face à ce qui se passe. Nous croyions -moi en premier !- qu’internet était un merveilleux moyen de communiquer et de diffuser nos idées et nos projets. C’est sans doute le cas pour des sujets liés au développement de la technologie. En revanche, si les idées que nous cherchons à promouvoir sont en lien avec le monde sauvage, avec la préservation des écosystème, et avec notre nature humaine, alors il faut se rendre à l’évidence : en utilisant les moyens de communication modernes pour diffuser notre message, nous contribuons avant tout au
maintient du système global. Ce même système qui aujourd’hui génère tous les déséquilibres contre lesquels le monde de l’écologie et les défenseurs des égalités sociales luttent, précisément.
La théorie du scaphandre
Vivre en plein milieu des forêts boréales requière un travail quotidien d’attention. Le froid, les
distances, la faune, la topographie, sont autant d’invitation à développer une acuité que nous pourrions appeler l’art de la traque. Il ne s’agit pas tant de traquer un animal, mais plus globalement être capable de répondre en tout temps à cette simple question : « qu’est ce qui est en train de se jouer, ici et maintenant ? »
Pour répondre à cette question, il faut être immergé au cœur du monde et être profondément en lien avec tout ce qui le compose. C’est un lien charnel et sensuel qui transcende largement notre capacité à raisonner pour activer notre capacité à résonner -à vibrer avec le milieu ambiant. Cela peut paraître un peu flou et pourtant il est facile de donner des exemples. Lorsqu’on cours en forêt par exemple, la volonté qui fait se mouvoir nos pieds n’a en rien à voir avec une quelconque réflexion ! S’il fallait, à chaque pas, analyser le terrain et déduire la position de nos pieds au moment de toucher le sol, nous
marcherions à peine. Au lieu de ça, l’ensemble de nos sens se connecte littéralement au sol à ses aspérités, mais aussi à la forêt alentour, aux arbres, au ciel, au vent... C’est ça la véritable connexion !
Et c’est cette connexion qu’il faut soigner à tout prix, sans quoi il n’y aura bientôt plus besoin de se rendre sur mars pour vivre l’expérience d’être étranger à la planète que nous foulons !
Comment ne pas voir l’évidence : gestes-barrière, connexions virtuelles, intelligence artificielle, toutes ces tendances sont en train de nous arracher au monde ! Quelle ironie de nous croire connectés là ou, précisément, nous sommes en train de nous déconnecter du monde. Il faut se réveiller car ce qui est en jeu n’est rien de moins que l’appartenance à notre famille ! Quoi qu’en disent les promoteurs des mondes artificiels, il n’y a pas de porte de sortie pour les humains au bout de ce chemin. Si à chaque occasion d’être façonné par le vivant, notre société moderne résiste, alors le temps où les humains devront se promener en scaphandre sur leur propre planète n’est plus très loin.
Cette crise nous présente un choix : accueillir les forces qui font de nous des membres de la
communauté du vivant, ou leur opposer résistance au risque d’atteindre très rapidement le point de non-retour. Et ce point de non-retour, c’est celui de l’apoptose, processus par lequel les cellules d’un corps déclenchent leur auto-destruction en l’absence de signal de ce dernier... ça vous dit quelque chose ?
Die, mai 2020
Kim Pasche
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